Comment le Covid-19 accélère le grand basculement de l’équipementier vers la distribution

Jean-Marc Pierret
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Si le Covid-19 a un temps paralysé le business de l'après-vente et moult chaînes de production constructeurs et équipementiers, il s'avère être aussi un très violent accélérateur de tendances. Lui qui a catalysé l'accroissement des digitalisations au niveau mondial a, dans la rechange et la réparation automobiles, une autre conséquence dont on entr'aperçoit déjà les profondes conséquences : l'accélération des transferts de l'équipementier vers le distributeur. Un passage de témoin certes pressenti depuis longtemps, mais que les circonstances viennent probablement d'accélérer...
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Nous prenons aujourd'hui le risque de vous raconter une histoire qui n'est pas encore totalement écrite : celle du moment où les équipementiers, à la fois poussés par les circonstances et le prolongement d'une tendance, vont confier une partie de leurs compétences historiques à leurs partenaires distributeurs devenus capables de les assumer.

Des temps propices aux mutations

Nous pensons que l'heure de ce grand basculement vient de sonner. Elle est portée par ces temps extraordinairement durs pour des équipementiers première monte aux précieuses pièces de rechange. L'automobile est ainsi faite que les composants à forte valeur ajoutée sont souvent ceux qui bénéficient des dernières ou avant-dernières technologies.

Mais ce sont aussi celles qui sortent des chaînes de première monte. Et ces chaînes-là sont dévastées par la chute de la production automobile. L'actuelle restructuration affolée des frais fixes équipementiers a donc cette triste conséquence : les capacités de production amaigries sont réservées aux volumes qui les justifient.

Vue de notre Europe, on a souvent l'impression que la décrue des productions industrielles a commencé en mars pour s'achever en juin, une éclipse facialement plus conjoncturelle que structurelle ou (re)structurante. Mais ce serait oublier que pour les grands équipementiers, dont les chaînes de production suivent les constructeurs partout dans le monde, l'effet-Covid a commencé en Chine en novembre 2019, là où le premier marché VN mondial, lieu de l’émergence de la pandémie, s'est effondré le premier. Et quand la Chine s'est industriellement réveillée début 2020, le reste du monde automobile, dont le nôtre, s'affaissait à son tour en déplaçant le problème sans pouvoir le résoudre.

La crise de 2008-2009, citée souvent en comparaison, n'a pas eu un tel impact, en violence comme en durée. Affaiblis comme jamais depuis presque un an, les équipementiers savent aussi que la deuxième vague pandémique, si elle devait se confirmer ne serait-ce qu'ici ou là, aura des conséquences cette fois apocalyptiques sur le monde industriel en général et automobile en particulier. Peu croient en tout cas à une rapide éclaircie industrielle et commerciale.

Une rechange de dimensions industrielles

Cela a-t-il déjà une conséquence sur la disponibilité des pièces de rechange ? Oui et non.

Non, parce que dès le début de confinement, les grandes centrales de distribution de pièces s'étaient montrées, à raison, rassurantes. Du fait notamment du nouvel an chinois qui classiquement impacte les productions de “la plus grande usine du monde”, des sur-commandes avaient été anticipées et ont donc pu être livrées et stockées en Europe. L'activité de l'entretien-réparation ayant été massivement réduite durant la période de confinement, ces stocks sont encore largement disponibles.

Et surtout, la massification des achats des grands acteurs de la distribution de pièces, au niveau européen et même maintenant parfois à un niveau mondial (de grands équipementiers l'ont récemment et durement compris), permet de gérer en rechange des approvisionnements et des achats à des volumes sinon dignes des commandes de première monte, en tout cas suffisamment dignes d'intérêt.

Bien sûr, la rechange demandera toujours de multiples références chez de multiples fournisseurs quand les constructeurs sont industriellement plus “confortables” en commandant une même pièce en grande quantité à un même équipementier. Mais au moins les commandes massifiées de la distribution ont-elles de multiples vertus justifiant de ne pas les négliger, même en ce moment. Elle sont planifiées plusieurs semaines à l'avance, justifient des flottes de camions, se concentrent sur peu de points de livraison...

Une distribution hissée au niveau du client constructeur

Au moment-même où les capacités de production doivent être ajustées au mieux pour endiguer l'effondrement des profitabilités, la distribution s'est donc suffisamment concentrée pour justifier que les équipementiers continuent d'alimenter leurs stocks centraux. Elle s'est ainsi rendue assez visible et nécessaire, forte de ses massives et régulières commandes fondées sur une maîtrise croissante de ses plannings de ventes, elles-mêmes lissées par toujours plus de débouchés géographiques pour des tailles de parc au moins continentales.

Tout ce qu'il faut en fait pour que l'industriel-équipementier, même en cette période de disette en 1ère monte, puisse appuyer sereinement sur le bouton “marche” pour maintenir ses chaînes de production au service de la rechange. Pour faire court, ces commandes venant d'une distribution puissamment concentrée et mieux disciplinée n'agacent plus autant qu'avant les planificateurs des lignes de fabrication équipementières.

Voilà qui devrait au moins rassurer le lecteur réparateur ou distributeur : les stocks logistiques sont pleins, «parfois même à un niveau historique jamais atteint», confie un grand distributeur ; et les achats de pièces, honorés car structurés à un niveau de volumes suffisant, s'assurent la continuité des disponibilités.

L'impact sur les structures équipementières aval

Problème de disponibilité de pièces il y a pourtant. Mais à l'inhabituel niveau national des équipementiers.

Toute chose étant égale par ailleurs, ces volumes de pièces produites, vendues et livrées à l'amont d'organisations de distribution transnationales, voire continentales, ont moins besoin, physiquement comme commercialement, de ruisseler vers ou même d'être relayées par l'aval des structures nationales équipementières. A fortiori en cette époque de chasse hystérique aux coûts chez des équipementiers confrontés comme jamais à la quadrature d'un cercle infernal : préserver l'avenir en finançant malgré tout recherches et développements, sauver le présent en trouvant urgemment du cash sans pouvoir trop secouer banquiers et investisseurs, le tout en subissant de plein fouet des reflux de production et de recettes inédits...

Contraintes et forcées par les événements, les structures continentales des équipementiers shuntent, ni plus ni moins, les demandes et les besoins de leurs filiales nationales. Car pour les équipementiers majors en 1ère monte, dont l'activité rechange représente au mieux 5 à 15% du CA, l'heure des choix prioritaires se concentre logiquement sur les 85 à 95% du reste de l'activité. En mode survie, se couper même un bras est parfois un moindre mal...

Temps de famine

Chez les filiales des équipementiers, au niveau franco-français mais pas seulement, la famine a donc commencé.  Ces étages nationaux regardent, partout en Europe, leurs taux de service tomber les uns après les autres : 70%, 40%, 30%... Leurs approvisionnements s'étiolent, leurs commandes sont maltraitées pour ces raisons de priorités industrielles évoquées précédemment. Certains ferment parfois déjà leurs stocks et dépôts.

Car les structures équipementières nationales sont moins bien livrées par leurs logistiques amont. Elles sont moins sollicitées aussi par les distributeurs connectés sur les stocks nationaux et régionaux gérés par les grands distributeurs-concentrateurs. Ces derniers en profitent ou vont en profiter pour accroître encore la massification de leurs achats et de leurs reventes. En creux, voilà qui redore la légitimité des groupements d'achats internationaux que nous pensions presque démodés par l'émergence de mastodontes tels GPC ou LKQ.

L'abandon du niveau national

C'est donc à un niveau national, brutalement bien plus subsidiaire qu'avant, que la conséquence sur la disponibilité des pièces devient dramatiquement réelle. Quand un équipementier livrait tous les distributeurs d'un même pays parfois à l'unité ou presque, voilà qu'il commence à ne même plus pouvoir boucler une basique palette. Le phénomène se généralise. Pas besoin de citer des exemples déjà douloureux : quand les fermetures pures et simples de filiales équipementières ne sont pas déjà actées, elles sont souvent en projet à court terme. Au mieux, l'option est sur la table.

Et si ce n'est pas encore le cas partout, si les plus puissants équipementiers résistent, les signaux qu'ils émettent n'en sont pas moins inquiétants. Là encore, inutile de citer des noms. Mais partout, on commence à fusiller comme on déboise. Réduction des équipes commerciales et techniques, mises en retraites anticipées, non remplacements à tous les niveaux, suspensions des programmes de formation internes comme externes, mise en veille des actions marketing... Et systématiquement, mise en joue de chaque budget.

Un basculement annoncé

Bien sûr, cette tendance était déjà à l’œuvre, initiée depuis longtemps par cette internationalisation galopante des achats liée à cette concentration logistique et financière des distributeurs. Même pour certains gros équipementiers, la justification réelle d'un service de proximité, du dépannage, d'outils logistiques dédiés à la rechange, s'étiolait déjà. Mais comme ils facturaient et accompagnaient encore localement les distributeurs, comme ils géraient les retours de garantie, l'information technique ou l'administration des ventes, leurs structures nationales perduraient.

Nécessité ou opportunité ? Quelques exemples récents de restructurations à la serpe semblent aussi montrer que le Covid permet de franchir des caps que même certains financiers sociopathes n'osaient même pas encore s'avouer... La pandémie s'avère donc un redoutable catalyseur et accélérateur. D'autant qu'en face, les précitées grandes centrales d'achat de la rechange se structurent en conséquence. Là, aux niveaux centraux comme nationaux, on embauche et on renforce les équipes marketing et commerciales. Et c'est logique. Comme la nature, le commerce a horreur du vide quand il ne peut pas le laisser s'installer.

L'inévitable transfert de compétences

Voilà pourquoi et comment la spirale, vertueuse pour les uns et vicieuse pour les autres, est en marche. Puisque la distribution achète plus massivement, plus en amont de la chaîne de valeur, elle s'approprie de fait, chaque fois, un peu plus de ces marges qui ne sont plus réalisées par des structures équipementières avales.

Et comme les réparateurs ont et auront toujours autant besoin d'accompagnement, de formations, d'information, de retours en garantie -tout ce qu'apportent les structures nationales équipementières-, ce sont les distributeurs qui les prendront dorénavant en charge. Les équipementiers accélèrent la délégation de ces compétences essentielles aux têtes de centrales qui obtiennent et se donnent clairement les moyens de les prendre en charge pour les capillariser vers leurs structures de distribution et de réparation locales.

Et là encore, pas besoin d'exemples nominatifs. Les équipementiers qui ont commencé à former les centrales de distribution en ce sens, tout en se vidant fissa d'une substance qu'ils considéraient encore hier comme stratégique, se reconnaîtront.

A chacun son métier

Tout cela dit, le monde de la rechange et de la réparation va néanmoins continuer son bonhomme de chemin. Les équipementiers et leurs pièces seront toujours là, les distributeurs et les réparateurs aussi -ils ne sont pas encore délocalisables- pour servir des consommateurs automobilistes qui ne prendront pas tous le train, le bus, le métro ou le vélo. N'en déplaise aux Amish écolo-citadins.

Mais ce transfert de la maîtrise du marché -de l'équipementier vers la distribution- n'est pas sans annoncer de multiples conséquences. Telle l'accélération du poids des MDD, déjà en constante croissance dans l'offre des grands distributeurs comme d'ailleurs des constructeurs. Telle la maîtrise du commerce, des formations et du marketing par cette distribution de plus en plus puissante qui aura permis aux équipementiers de se replier sur leurs “core-businesses”, à savoir l’innovation et la production.

Le même mouvement de transfert va aussi s'organiser vers les têtes de réseaux de réparation BtoC, appartenant ou pas à des distributeurs, dès lors qu'elles seront capables de concentrer suffisamment d'achats pour financer aussi leurs formations, leur marketing et leurs stratégies BtoB comme elles le font déjà en btoC.

Quid de l'équilibre des forces ?

Une question majeure reste cependant ouverte. En grande distribution et depuis des décennies maintenant, ce transfert a déjà eu lieu. Mais les marques notamment alimentaires ont su garder un contre-pouvoir : leur communication, leur marketing et leur image de marque, même si les grandes et moyennes surfaces ont aussi les leurs. Coca-Cola ou Danone peuvent s'offrir de temps à autres des bras de fer avec de grands distributeurs : les consommateurs, qui veulent des marques, remettent vite la balle au centre.

Les réparateurs feront-ils de même ? Continueront-ils d'exiger des marques ou se contenteront-ils d'une solution satisfaisante façon MDD, pourvu qu'elle soit immédiate ? Et si nous avons raison d'annoncer l'heure d'un tel basculement dans la distribution des pièces BtoB, les fournisseurs-équipementiers chercheront-ils malgré tout -pourront-ils seulement trouver- les outils de l'équilibre des forces, pris en tenaille qu'ils sont entre les exigences de leurs clients constructeurs et de leurs dorénavant puissants clients-distributeurs ?

Comme d'habitude, nous vous tiendrons au courant...

Jean-Marc Pierret
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