ANALYSE – Indépendance des experts : l’anomalie systémique…

Jean-Marc Pierret
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Au vu des principaux acteurs qui gèrent la réparation-collision et des liens qui en unissent beaucoup aux assureurs, une question se pose : leur compatibilité avec  l'article L326-6 du Code de la Route qui veut garantir l'indépendance des experts automobiles. Si toutefois ce dogme de l'indépendance a encore droit de citer...
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Dans notre récent article sur ACM Chiffrage (voir «l’indépendance des experts en (une seule) question»), nous nous interrogions sur un étrange rapport d’expertise estampillé «ACM Chiffrage» (pour «Assurance Crédit Mutuel Chiffrage») et sur la question qu’il pose au vu du texte qui régit l’expertise automobile. Car il est évidemment peu conciliable avec ce fameux article L326-6 du Code de la Route qui rend en substance l’expertise incompatible avec l’exercice de la profession d’assureur et/ou les conditions dans lesquelles un expert en automobile exerce sa profession, conditions qui ne doivent pas porter atteinte à son indépendance.ACM Chiffrage est-il l’exception qui confirme la règle édictée par l’article L326-6 ? Pour en avoir le cœur net, nous avons donc essayé de lister les principaux acteurs liés à l’expertise proprement dite et/ou à la gestion des sinistres, en identifiant qui dépend de qui. Cette  liste est non-exhaustive, notamment en ce qui concerne les plateformes de gestion de sinistres déployées par certains réseaux de carrossiers, des plateformes de réseaux qui, en l'occurrence, n'ont de toute façon pas d'actionnariat assureurs et sauf erreur, qui ne pilotent pas d'expertises, directement ou indirectement.Cela donne, par ordre alphabétique :

Acteurs

Actionnariat/affiliation

Utilisateurs

ACM CHIFFRAGE

AssuranceCrédit Mutuel

AssuranceCrédit Mutuel

ASTREE

CENTAUREfournisseurde peinture

GENERALI

BCA

100% assureurs

Assureurs affiliésBCA prioritairement

CAPSAUTO

GroupamaGAN Allianz

GroupamaGAN Allianz

CAR COACH

SIDEXA

COVEA AIS, ALLIANZ

DEKRA EXPERTISE

Indépendant

Loueurs pour l’instant

EXPERTS LIBÉRAUX

Indépendants

Tout assureur

NOBILAS

Innovation Group,AXA

AXA, MACSF, ACM

VISIOLIS

Indépendants

Tout assureur

Évidemment, un premier constat saute aux yeux à la lecture de ce tableau : hormis le trio des experts libéraux, de Dekra Expertise et de Visiolis (en vert), la plupart des acteurs listés ne peuvent se prétendre indépendants (en rouge). Soit leur activité dépend directement ou indirectement des donneurs d'ordres (Astrée, Car Coach), soit ils ont un ou plusieurs assureurs dans leur capital (ACM Chiffrage, BCA, Capsauto, Nobilas).Vers des plateformes "expertes" ?Certes, des plateformes inspirées ou pilotées par des assureurs n'excluent pas le recours à des expertises indépendantes. C'est vrai, mais pour combien de temps ?Car certaines plateformes de gestion de sinistres auraient de plus en plus tendance, avec la bénédiction de certains assureurs, à pratiquer et valider des chiffrages sans recourir aux experts. Elles le peuvent effectivement pour les sinistres de moins de 650 €, comme le précise la fameuse convention CGIRSA (Convention Générale d’Indemnisation et de Recours entre les Sociétés d’Assurances), qui tend à simplifier la paperasse, les coûts –et les moyens humains qui vont avec– entre assureurs. Mais de plus en plus souvent, ces chiffrages hors expertise semblent vouloir rogner sur les sinistres de plus de 650 euros, qui théoriquement ne peuvent pourtant pas échapper aux experts… Ce qui peut avoir un impact non-négligeable sur leur activité car, pour mémoire, le marché (des particuliers) se répartit en moyenne comme suit :
  • 80%  des dossiers sont inférieurs à 2 500 € en moyenne (dont 18% seulement sont inférieurs à 650 €) ;
  • 6% sont supérieurs à 2 500 € ;
  • 14% sont en VRADE (Valeur de Remplacement A Dire d'Expert) ou en épaves VEI.
Difficile dans ce cas de ne pas s’interroger sur cette anomalie : l’activité des acteurs concernés est-elle réellement compatible avec le dogme d’indépendance qui doit théoriquement présider à l’activité de l’expertise, à l’image du contrôle technique qui ne peut pas être inféodé de quelconque façon à la réparation ?Expert : pratiquer le contradictoire sans trop contredire…Côté experts, quand ils ne sont pas des experts-conseils salariés des assureurs ou des salariés d'une société détenue par des assureurs, le problème de l'indépendance se pose de toute façon en des termes économiques. Ils vivent sur une peau de chagrin de missions (4,2 millions en 2003 ; 3,2 en 2013) et sont de moins en moins nombreux (75% de libéraux pour 750 cabinets en 2003 ; 47% et 420 cabinets en 2013).Cette baisse conjuguée de 25% du nombre de sinistres et de 44% du nombre de cabinets les confronte donc à un dilemme croissant : pratiquer le contradictoire certes, mais sans trop contredire les attentes des grands donneurs d’ordres et les directives des experts-conseil, surtout dans un contexte où ils sont assujettis à des pressions directes ou indirectes.Directes, via des statistiques culpabilisantes qui leur imposent d'être toujours plus vigilants en termes de coûts de réparation. Indirectes, quand ils sont massivement résiliés et ré-intégrables moins nombreux, en fonction de leur aptitude à bien entendre et appliquer les directives de leurs mandants. Comment dès lors sanctuariser l'indépendance exigée par l'article du code de la route quand on risque ainsi de voir son portefeuille de missions transféré à plus compréhensifs, surtout en ces temps où le nombre de sinistres continue à décroître et où beaucoup de cabinets pleurent misère ?Des acteurs un peu trop souvent proches des assureurs, des experts à l'indépendance de moins en moins réelle ou/et de moins en moins sereine : tout cela fait beaucoup d’anomalies systématiques, voire systémiques, au regard de cet article L326-6 du Code de la route.Mais a-t-il seulement encore force de loi ? Comme nous le confiait, en marge du récent Congrès de l'ANEA, un expert mi-agacé, mi-désabusé qui veut s’inscrire dans l’air du temps : «Que voulez-vous ? Le texte existe, mais on ne va pas refaire le chemin à l’envers : c’est comme ça maintenant…»
Jean-Marc Pierret
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