<strong>Analyse</strong> – Libre choix : l’expert, cet ennemi bien malgré lui…

Jean-Marc Pierret
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Les assureurs ne veulent pas du libre choix du réparateur, on le sait. L'arme espérée létale qu'ils déploient contre lui, c'est le “rôle économique de l'expert”, cette notion floue que les donneurs d'ordre veulent maintenant étendre jusqu'à étouffer chez les carrossiers tout espoir né de cette loi. Les fédérations de réparateurs l'ont compris : l'expert est en l'occurrence plus victime de sa situation de dépendance que bourreau satisfait de cette mission. Mais c'est quand même lui qu'il leur faut maintenant combattre. Au nom des carrossiers, mais aussi de tous les réparateurs...
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C’est bel et bien une croisade anti-libre choix qu’ont lancée les assureurs. Et leurs disciplinés chevaliers sont en l’occurrence les experts, poussés à l’assaut des réparateurs infidèles à cette cause sacrée pour les donneurs d’ordre qu'est le moindre coût en réparation-collision. Les experts sont chargés de soumettre ces carrossiers qui se sont si promptement convertis à cette religion du libre choix, inique pour les compagnies et mutuelles. Qui va gagner ? Il est trop tôt pour le dire. Mais les stratégies se découvrent au fur et à mesure des premières échauffourées.
Faire rendre “coup pour coût” par l'expert inféodé
Côté assureur, c’est le très flou «rôle économique de l’expert» qui constitue l’arme de destruction la plus massivement déployée. Pour le donneur d’ordre, pas d'ambigüité : l’expert doit toujours plus tirer les coûts vers le bas pour garder le contrôle du réparateur. Pour qu’il rende efficacement “coup pour coût” aux carrossiers insurgés derrière les barricades du libre choix, les assureurs ont clairement conditionné l'expert en acheteur froid et méthodique pour l'envoyer au front.Le rejet quasi-systématique d’un devis, ou la comparaison entre plusieurs, sont ainsi devenus la règle : on trouvera bien localement un carrossier “sans dent” prêt à casser les prix. Découverte avec la désormais célèbre «Note Matmut» révélée sur ce site en février 2014, la mise en concurrence des réparateurs –et la prise en otage du consommateur alerté d’un coût trop élevé– était donc clairement préconisée dès les premières heures du vote de la loi ! Au vu de la levée de boucliers que cette note générait à la FNAA, à la FFC-Réparateurs, au CNPA et dans les rangs de tous leurs adhérents-carrossiers, les autres assureurs se sont bien sûr gardés depuis d’écrire aussi imprudemment de telles consignes. Mais beaucoup n’en conseillent pas moins à leurs experts de chercher et désigner, par ces mêmes moyens, le réparateur “moins disant” qui tiendra en respect tous ses collègues.La même stratégie de contournement de la loi Hamon se révèle dans la préconisation croissante d’une expertise préalablement réalisée hors les murs des réparateurs – au cabinet de l'expert, voire au domicile ou sur le lieu de travail de l’assuré. Là aussi, nulle note pour matérialiser cette nouvelle recommandation : elle n’est qu’orale et seuls les témoignages convergents de nos lecteurs carrossiers et experts permettent d’en constater la progression exponentielle.Et qu’importe si la méthode implique un mépris total de la procédure contradictoire, si chère par ailleurs à l’assureur… quand elle peut lui permettre de faire baisser les prétentions du réparateur ou de combattre un expert voulant promouvoir le recours direct. Une fois ce chiffrage réalisé malgré ou même sans ces fichus pleureurs de carrossiers (le Gan s’y essaie), des enchères inversées peuvent sereinement commencer dans l'esprit du «qui va baisser son prix pour récupérer ce client ?». Pas besoin d’appel d’offres en bonne et due forme d’ailleurs : le réparateur aura compris que cet automobiliste-là n’a rien choisi librement. Et que pour réparer son sinistre, ledit réparateur n’aura pas non plus droit à sa liberté de prix…
Des experts plus victimes que bourreaux
Les experts sont-ils coupables ou au moins complices de cette stratégie anti-libre choix ? C’est hélas plus complexe, tant ils peuvent invoquer de circonstances atténuantes. Au même titre que les réparateurs, ils sont les premières victimes de la baisse du nombre de sinistres automobiles. C’est même pire pour eux, puisque l’expertise tend à devenir subsidiaire pour nombre de petits sinistres simples alors que le carrossier, lui, tapera toujours dans toutes les taules froissées...Dans ce climat, la menace avérée de perte de missions est constante et douloureuse, car défoliante pour nombre de cabinets acculés à la fermeture ou au rachat à vil prix. Forts de cette angoisse de manquer, les assureurs durcissent constamment leurs desiderata. ils résilient toujours plus leurs “réseaux d’experts” pour re-signer avec toujours moins (Allianz, Areas ou le Gan en 2015) ; ils baissent les honoraires (Maif et Matmut, AXA) ; ils réfutent les contre-expertises a priori  jugées trop “coulantes” (ACM) ; ils menacent les experts à l’envi s’ils ne sont pas −ou pourraient ne pas être− assez coercitifs en termes de pressions sur les coûts (Generali, Axa). Dans ce milieu hostile et alors que le nombre de cabinets a reflué de 44% en 10 ans (75% de libéraux pour 750 cabinets en 2003 ; 47% et 420 cabinets en 2013), l'expert n'a guère le temps ni le luxe de philosopher sur le sens de sa (sur)vie. Encore moins de manifester de l'empathie pour le sort du carrossier...
L’inconsistante position de l’ANEA
Résister ? L’ANEA (Alliance Nationale des Experts en Automobile) n’aime guère ce mot, elle qui s’était clairement rangée du côté de la Matmut malgré la bronca des experts (voir «Note de la Matmut (suite) : l’ANEA réagit… comme un assureur !»). Et quand elle ne peut toutefois qu'entendre une base qui crie trop fort, elle s'ébroue à contre-cœur. Quand bien sûr des assureurs vont trop ouvertement loin (Maif et Matmut sans aller toutefois jusqu'au clash, ou la récente colère contre Axa qui semble déjà s'éteindre). Mais plus facilement −et donc plus bruyamment− s'il s'agit du moins impliquant Feu Vert lorsqu'il donnait l’impression, en juin dernier, de vouloir faire le job de l’expert (voir «Les experts mettent Feu Vert “hors-leur-loi”»). C’est d'ailleurs à cette seule occasion que l’ANEA va publiquement se souvenir de l’article L326-6. Il stipule en effet que «L’exercice d'activités touchant à […] la réparation» est «incompatible avec l'exercice de la profession d'expert en automobile […]».Mais si elle connaît cet article, pourquoi diable l’ANEA évite-t-elle en revanche systématiquement d’en exhumer cet autre alinéa 1bis qui fait théoriquement de l’expert un être libre d’apprécier «les conditions dans lesquelles [il] exerce sa profession», conditions qui «ne doivent pas porter atteinte à son indépendance» ? Ou plus fort encore, cet alinéa 1 qui précise qu’est également «incompatible avec l'exercice de la profession d'expert en automobile […] l'exercice de la profession d'assureur» ?Voilà qui pourrait d’un côté redorer la nécessaire indépendance de l’expert. Et de l’autre, éviter par exemple qu’un BCA, dont les experts sont salariés d’une société à l’actionnariat ouvertement assurantiel, ne puisse conquérir plus du tiers du marché de l’expertise en appliquant à la lettre (et parce qu’il applique à la lettre ?) les consignes des assureurs. Et ce, en dépit de sa semi-clandestinité légale depuis 2003, quand un arrêt de la Cour de cassation lui imposait de changer de statut de toute urgence, action qui ne réglait pas le fond du contenu dudit arrêt…Cette question générale des “amnésies” de l'ANEA concernant les textes fondateurs de l’activité d’expertise est pourtant récurrente dans tous les témoignages laissés sur notre site par des experts désabusés. En particulier depuis celui d’un «jeune expert inquiet» qui, en janvier 2013 (et depuis, lu… 16 901 fois au moment où nous rédigions cet article) évoquait pour la première fois le concordant article 11 du Code de déontologie des experts, lui aussi oublié : «L’expert en automobile s’interdit d’accepter une mission s’il n’est pas en mesure, pour quelque raison que ce soit, de garantir qu’il pourra la conduire de manière totalement impartiale à l’égard des parties ou des personnes qui sont concernées par l’expertise ou par le différend en cause».Bien sûr, l’autre syndicat d’experts, le SNDEA, essaie de faire ce boulot délaissé par l'ANEA. Mais il est encore bien jeune et insuffisamment représentatif pour forcer au moins “LE” représentant majoritaire de la profession à enfourcher la défense des experts. Alors, à défaut de thérapie de choc et en attendant une hypothétique croissance du SNDEA, l’ANEA dispense des soins palliatifs à sa profession mourante (voir «ANEA : une cellule psychologique pour experts déprimés !»)…Baisse du volume et de la valeur des missions d’expertise, conquête irrépressible du marché par un BCA sans états d’âme car adoubé par les assureurs, risque de punition par privation de missions en cas de protestation, article L 326-6 insuffisamment protecteur car trop superficiellement promu (voir «Indépendance des experts : l’anomalie systémique…»), syndicats d'experts trop inaudibles ou trop respectueux des puissants assureurs : n'en jetons plus. Les experts ne peuvent plus rien de rien, sinon obéir aux exigences de leurs donneurs d’ordre. Par obligation ou au titre de ce fameux “syndrome de Stockholm” qui pousse si souvent l'otage dans le camp de son ravisseur quand il n'épouse pas purement et simplement sa cause pour survivre et échapper à l'hécatombe...
Le front consumériste
En face, après un âpre combat pour faire aboutir le texte sur le libre choix, les organisations professionnelles que sont le CNPA, la FFC-Réparateurs et la FNAA n’ont pas baissé la garde, au moins dans l’attente de l’arrêté qui doit préciser les modalités d’application de ce texte pour permettre au consommateur de choisir son carrossier. Annoncé pour octobre, il semble d’ailleurs tarder à venir…Les unes après les autres, ces fédérations comprennent d’ailleurs que ce consommateur doit être mis au centre du combat pour le libre choix. La FFC a signé avec la LLDA et «Familles de France» ; la FNAA finalise la même stratégie et déploie une solution vers le grand public : «Mon carrossier Confiance» ; le CNPA cherche aussi des connexions avec les associations de consommateurs sur le sujet et pousse depuis longtemps des ILV/PLV permettant à ses adhérents carrossiers de faire connaître le libre choix à leurs clients et prospects.Ce front consumériste a bien sûr du sens : sauf à prendre le temps d'expliquer ainsi au consommateur pourquoi il a intérêt à garder un tissu de carrossiers suffisamment dense, les assureurs auraient toute latitude pour partir facilement démontrer à ces mêmes consommateurs assurés qu’un réparateur libre, c’est un réparateur trop cher. Et qu’un réparateur trop cher, c’est une prime d’assurance trop élevée…
Le front de la charte
En attendant, les fédérations de réparateurs avaient déjà constaté l’inutilité de la charte réparateurs/assureurs initiée en 2008. Mais elles voulaient encore croire aux vertus de celles qui régissent la relation Experts/Réparateurs et BCA/Réparateurs. En cela, elles ont été assez surprises par la violence de la contre-attaque anti-libre choix via ce rôle économique dévolu aux experts. Au moins FNAA, FFC et CNPA ont-elles ainsi pu définitivement prendre acte de l’absence quasi-totale de marge de manœuvre chez les experts et comprendre une bonne fois pour toutes qu’il ne fallait plus rien espérer d’eux ou presque.Alors, comme chaque année quand elles remettent sur le métier l’ouvrage de la charte experts/réparateurs, elles viennent de s'atteler à redéfinir en profondeur le «rôle économique de l’expert» prévu dans l’article 6 et dont les effets étaient jusqu'alors “arrondis” par le fonctionnement des structures d’arbitrage mises en place par ces mêmes chartes. L’ANEA, qui représente les experts dans cette négociation en cours, aurait-elle été trop équivoque et hésitante sur ce sujet majeur des discussions ? Sûrement, puisque le 17 octobre dernier, FNAA et FFC quittaient la table des négociations en arguant d’une même voix qu’elles n’y reviendraient que lorsque l’ANEA s’attaquerait réellement au sujet (voir «FNAA et FFC quittent la table des négociations»). Le CNPA, lui, est resté pour obtenir une reconnaissance par l'ANEA d'une jurisprudence permettant déjà d'encadrer juridiquement ce rôle économique (voir «CNPA – ANEA : percée des réparateurs sur le front de la charte»).
Au pied du mur économique
Il n’est effectivement guère simple de le définir et donc encore moins de l’encadrer, ce très flou rôle économique de l’expert. Surtout maintenant qu'il prétend vouloir comparer plusieurs réparateurs d’une même zone pour trouver le meilleur prix ou a fortiori, pouvoir affirmer péremptoirement à un assuré qu’il a choisi librement certes, mais inopportunément, un trop coûteux réparateur.C'est quoi, d'ailleurs, un carrossier trop cher ? Comment comparer en effet des structures hétérogènes dans une forêt de critères multiples : coût du mètre carré, investissements en formation et équipement, propriété ou non des murs, ancienneté, expérience, nombre de salariés (apprentis ou non), appartenance ou non à une enseigne, adhérent ou non d’une plateforme, voitures de courtoisie ou non, SAD ou non (gratuit ou non), etc., etc. ? Et surtout, comment ensuite pondérer intelligemment tous ces items pour en déduire le plus objectif des coûts relatifs et non pas le plus bête des coûts absolus ? Pas besoin d'être Bac+18 pour conclure que c’est totalement impossible. Sauf à faire semblant, comme les assureurs l’exigent hypocritement et cyniquement de “leurs” experts.Avoir fait de l’expert un acheteur servile est en soi une aberration, on l’a vu plus haut. Mais vouloir l’ériger maintenant en auditeur omniscient de chaque carrosserie visitée, lui qui est censé courir de missions en missions pour estimer seulement l’orthodoxie d'une réparation en termes de procédure et de pièces employées, est encore plus totalement absurde. Surtout pour un prix de mission qui ne tient déjà plus compte du temps réellement passé à l'expertise basique…C’est au pied de ce mur économique infranchissable que les organisations professionnelles ont donc, à raison, récemment mis l’ANEA et tous les experts. C’est au pied de ce même mur qu’elles voudront mettre aussi le BCA quand elles renégocieront l'autre charte qui concerne spécifiquement ces experts-conseils des assurances qui n'avouent pas leur nom.
ANEA, un effort...
C’est aussi au pied de ce même mur que l’ANEA devrait amener les assureurs pour leur faire constater la limite ultime qu’il ne faut plus vouloir franchir. En tout cas, elle devrait s'y employer si elle voulait vraiment aider ses adhérents experts à se refaire une dignité professionnelle pour l'instant chroniquement malade de leur indépendance défunte. Qu'elle lise à ce sujet ce récent témoignage d'un expert sur notre site, l'enjoignant de devenir le «berger des experts»...Et que Sylvain Girault, vice-président de l'ANEA, lise aussi cet autre témoignage, émanant cette fois d'un réparateur («Cela en dit long sur le métier d'expert»). Un réparateur qui s'insurge, plutôt à raison, de l'avoir entendu récemment, chez un de nos confrères de la presse spécialisée, délivrer un message d'assureur contre le libre choix. Pourquoi en faire inutilement autant sur le thème facile du procès d'intention, si ce n'est pour maladroitement prouver que l'ANEA n'est plus que le porte-voix et le porte-flingue de l'assureur ?Car l'ANEA aurait sûrement intérêt, du strict point de vue de sa propre image, à saisir la chance historique que lui offre cette négociation sur le rôle économique de la profession qu’elle dit représenter. Comment ? En prenant son courage à deux mains pour passer, au moins brièvement, dans le camp de réparateurs. Pourquoi ? Parce que l’expert est soumis aux mêmes pressions, au même avenir incertain, à la même paupérisation que le carrossier ; parce que réparateurs et experts sont devenus frères d'infortune, comme ce troisième témoignage récent le souligne. Au moins pourrait-elle ainsi préserver la légitimité professionnelle de l’expert, donc la pérennité de son rôle. Les fédérations de réparateurs aimeraient bien voir l'ANEA franchir ce Rubicon. Mais elles n'y croient guère.
Sécurité routière, au secours...
Peut-être faudra-t-il aussi que la sécurité routière se préoccupe enfin de ces dérives qui ont rendu caduque la liberté de l'expert et si poreuse, la cloison légale du L326 qui voulait le mettre à l'abri de toute pression. Car rappelons-le : cette indépendance se voulait d'intérêt public, en s'assurant que le consommateur-automobiliste ait la garantie d'une voiture réparée et restituée dans l’entièreté de sa dimension sécuritaire. A ce sujet d'ailleurs, les témoignages se font plus nombreux qui évoquent des géométries refusées, des amortisseurs changés à l'unité et autres économies de bouts de chandelles qui, au bout des lignes droites, finiront bien par se changer en cierges...Sinon, même au pied du plus haut des murs, il y aura encore pied de nez. Celui que les assureurs font habituellement aux deux professions d’expert et de carrossier en s'appropriant jalousement les fruits du marché de l'assurance automobile. Un marché qui, à en croire l'analyse jusqu'alors jamais contredite de la FNAA, semble bien plus rentable qu'annoncé (voir«La FNAA accuse les assureurs de tromperie !»). Et donc “partageable” sans que personne n'en souffre...Et encore une fois, ce qui se joue en ce moment dans l'univers des carrossiers concerne aussi tous les réparateurs “classiques”. Si les donneurs d'ordre déjà installés en réparation-collision n'ont pas de bonnes raisons de comprendre jusqu'où ne pas aller trop loin, ceux qui débarqueront inévitablement dans l'entretien-réparation ne se tromperont évidemment pas d'exemple...
Jean-Marc Pierret
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