5. Les dessous d’une campagne de rappel: la Toyota Yaris…

Jean-Marc Pierret
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Lettre-rappel-Toyota-mai-2014

Au travers d'une campagne de rappel d’actualité —près de 100 000 Toyota Yaris concernées rien qu’en France— notre expert de la pièce essaie de comprendre comment risques, coûts et bénéfices sont partagés entre un constructeur pressé de régler l’affaire sans dégrader sa note et un réseau, inquiet de régler partie d'une note qui peut vite dégrader son affaire…

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Depuis le début de cette année se succèdent les annonces de rappels de véhicules, avec des chiffres à donner le tournis : 10 millions de véhicules pour GM, autant pour Toyota, “seulement” 1,4 million pour Ford… Même Porsche rappelle le haut de gamme de sa mythique 911 ! Si les analystes financiers observent à la loupe l’impact de ces campagnes sur les cours de bourse des constructeurs, quelles en sont les conséquences sur la vie de leurs réseaux ?

 

Des rappels... à la pelle

A tout seigneur, tout honneur, nous nous intéresserons aujourd’hui au premier constructeur mondial, le japonais Toyota. Le 9 avril 2014, il annonçait une campagne de rappel de 6,39 millions de véhicules dans le monde, quelques semaines après avoir accepté de payer aux autorités américaines la plus lourde amende de l’histoire de l’automobile : 1,2 milliards de dollars (environ 900 millions d’euros).

Pourquoi ? Pour avoir minimisé l’ampleur des défauts constatés par ses propres équipes d’ingénieurs et retardé ainsi un rappel historique —10 millions de véhicules en 2009-2010— pour risque de blocage de pédale d’accélérateur. Cette nouvelle campagne s’ajoute aux 7,4 millions de voitures déjà rappelées par Toyota en 2012 pour risque d’incendie, ou encore aux 1,9 millions de Prius devant retourner à l’atelier depuis février 2014.

Ce rappel d’avril concerne la bagatelle de … 27 modèles, souffrant de maux aussi divers que des câbles d’airbag, démarreurs, glissières de sièges, moteurs d’essuie-glace ou encore des supports de direction, pouvant causer du jeu dans le volant. Concentrons-nous sur ce dernier défaut, car il concerne majoritairement une petite française aux yeux bridés, la Yaris. Dans le monde, 758 608 véhicules sont concernés dont 584 339 en Europe pour 93 742 en France, produits entre 2005 et 2010.
Toyota communique sur 29 cas de défauts avérés en Europe et 147 cas au Japon. A priori et comme souvent, des statistiques extrêmement faibles. Application extrême du sacro-saint principe de précaution ou véritable problème de qualité ?

Cher client, votre satisfaction est notre priorité…

En tout cas, un casse-tête et un casse-marge pour le réseau… Ce qui surprend d’abord, c’est qu’il apprend une telle campagne de rappel… par la presse. Dans un souci de contrôle de l’information commun à toutes les multinationales, Toyota a informé la presse avant ses distributeurs. Pas idéal pour répondre aux interrogations des premiers clients forcément inquiets, qui demandent à des techniciens des informations… dont ils ne disposent pas encore !

Dans les jours —semaines— qui suivent, ces clients reçoivent ce courrier (voir ci-dessus). Sans être trop alarmiste, il enjoint les conducteurs des véhicules concernés à «prendre contact avec [leur] réparateur agréé Toyota, afin de convenir avec lui d’un rendez-vous». Ils ont été recensés via le fichier des cartes grises.

Nous avons tenté l’expérience. Notre interlocuteur se voulait rassurant : «pas de caractère d’urgence, il est possible d’attendre le prochain entretien». Par contre, le véhicule de prêt est soumis «à disposition chez le concessionnaire». Notre demande de dédommagements ou  geste commercial restera quant à elle lettre morte, car «l’intervention est prise en charge par Toyota», ce qui doit suffire au bonheur du client.

Reste l’envers du décor : comment gérer un afflux de près de 100 000 voitures en quelques semaines ou quelques mois ? Le constructeur japonais a vendu, d’après le CCFA (Comité des Constructeurs Français d'Automobiles),  68 000 véhicules dans l’hexagone en 2012. On parle donc d’un passage obligatoire à l’atelier pour un volume équivalent à… 18 mois de vente.

Ah, mes heures perdues…

Sans rentrer dans des détails trop techniques, il s’agit ici de procéder «au contrôle de la soudure entre le renfort du tableau de bord et le support inférieur de la colonne de direction». En réalité, dans 99% des cas, le technicien Toyota doit déposer la colonne de direction, contrôler visuellement la soudure et poser un renfort. Dans moins de 1% des cas, si la soudure est endommagée, le renfort du tableau de bord (qui fait partie de la structure du véhicule) doit être changé. Le client ne débourse rien, ces opérations sont bien entendu prises en charge par le constructeur. Par contre, celui-ci indemnise son réseau sur la base de «forfaits», respectivement 2h10 et 4h15 de Main d’Œuvre au taux T1 (le plus bas).

Concentrons-nous ici sur la 1ère intervention, la plus légère, qui va représenter la quasi-totalité des cas. Nous avons constaté dans le réseau que les meilleurs techniciens, après plusieurs cas successifs et en suivant scrupuleusement la méthodologie détaillée envoyée au réseau, parvenaient généralement à réaliser l’opération en… 3 heures, au lieu des 2 heures officiellement indemnisées !

Nous passerons ici sur le fait qu’un changement de renfort (la 2ème opération), qui nécessite 8h selon le propre manuel technique de Toyota, devient subitement faisable en 4h seulement dans le cadre du rappel. Magique…

Zéro pointé pour la campagne de rappel

Arrondissons les chiffres pour faciliter les calculs : 94 000 véhicules qui doivent passer 3 heures dans 290 ateliers agrées Toyota vont mobiliser ... 1 demi-poste de technicien dédié par atelier pendant 1 an ! A priori excellent pour lutter contre le chômage ; mais comment gérer une telle immobilisation de ressource ?

En outre, le constructeur ne prenant en charge que 65% du temps réellement passé, chaque atelier est mis à contribution, toujours en moyenne, à hauteur de 325 heures “perdues”, c’est-à-dire non facturées. Prenons une moyenne de 70 € HT par heure de MO, l’addition se révèle salée : 23 000 € par atelier. Pas très bon pour le fameux TAFF (Taux d’Absorption  des Frais Fixes, aussi appelé taux de couverture des frais fixes, voir «Marché de la pièce : les constructeurs pris à leurs propres pièges»).

Sans compter les coûts induits que la désorganisation que la campagne de rappel génère à l’après-vente : prise de rendez-vous massive après annonce dans les média/courrier envoyé aux clients, logistique des pièces, gestion des véhicules de remplacement… On est plus proche du zéro pointé que du zéro défaut, zéro papier, zéro stock, zéro délai et zéro panne, piliers du Toyotisme triomphant. Le pauvre Taiichi Ohno doit se retourner dans sa tombe…

7 ans de “réfection” ?

N’oublions pas non plus qu’il s’agit ici de Toyota Yaris produites entre 2005 et 2009, âgées donc de 7 ans en moyenne. On peut considérer qu’au moins 75% d’entre elles sont entretenues en dehors du réseau agréé et détenues par leur 2 ou 3ème propriétaire : typiquement la clientèle qui échappe aux réseaux constructeurs. Et quand on voit que, comme le précise le courrier, le client est invité à donner les coordonnées de son acheteur éventuel, on comprend mieux pourquoi les organisations professionnelles indépendantes demandent un accès totalement ouvert à ce type de campagnes de rappel, officielles comme “secrètes” : les réparateurs sont souvent aux avant-postes…

Mais cela permet aussi d’identifier et récupérer des “clients perdus”, forcés de re-fréquenter pour l’occasion “leur” concessionnaire. Une véritable aubaine pour démontrer l’excellence du service réseau et administrer une opportune piqûre de rappel... de l'offre VN. Encore faudrait-il que 5 conditions, qui nous paraissent toutefois indispensables pour transformer ces campagnes de rappel en campagnes de conquête, soient satisfaites :

  1. une meilleure planification permettant au concessionnaire d’anticiper et de dimensionner l’afflux en après-vente ;
  2. la mise à disposition de services, tels un véhicule de remplacement, un accueil dédié… lui permettant de faire la différence vis-à-vis des circuits MRA ou centres autos que le client fréquente habituellement ;
  3. un personnel de réception atelier sachant “vendre” des prestations et services additionnels, et pas seulement renseigner techniquement un client anxieux. On touche ici au saint Graal que recherchent tous les constructeurs automobiles : la réception active ;
  4. des prestations adaptées, notamment les pièces et forfaits d’entretien à prix serrés pour répondre à la demande de ces clients ayant fui depuis longtemps les lourdes factures des réseaux agrées. Faisable, à condition de sortir de l’opposition dogmatique  “pièces d’origine” contre “pièces pirates”, révolution culturelle encore rare ;
  5.  un logiciel de CRM (gestion de la relation client en bon français) performants afin de faire fructifier cette base de clients perdus de vue qui “réapparaissent” subitement.

Rien d’impossible a priori, mais rien d’évident non plus : pas facile de tout mettre en place “à chaud”, dans l’urgence d’un rappel. Pourtant, les réseaux en seraient plus sereins : de telles opérations vont continuer à se multiplier dans l’avenir. D’abord parce que les véhicules sont développés toujours plus vite, parfois au détriment de phases de test. Ensuite parce que le partage des composants entraîne également la mondialisation… des soucis techniques.

A défaut, les constructeurs continueront à se refaire une virginité technique… aux frais de leurs réseaux.

Jean-Marc Pierret
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