Comment les constructeurs comptent protéger leurs datas…

Jérémie Morvan
Image
Un document réalisé à la demande du CCFA relève les risques importants pour les constructeurs que pourrait engendrer la mise en application de l’article 32 de la LOM relative à l’accès aux datas des véhicules connectés. Et sa lecture ne laisse guère de doute quant aux futures batailles que va devoir livrer la rechange indépendante pour obtenir un accès effectif aux données…
Partager sur

Ce rapport réalisé par les cabinets Deloitte et Fréget & Associés pour le compte du CCFA semble être passé bien inaperçu. A tort. Intitulé «Données du véhicule connecté et concurrence : quels enjeux économiques et juridiques», il explique pourquoi et surtout comment les constructeurs d’automobile veulent et peuvent garder la mainmise sur les datas générées par leurs véhicules connectés.

Car en ces temps de ruptures technologiques – synonymes d’importants investissements de la part des constructeurs-, «l’accès à ces données génère un intérêt de la part de nombreux acteurs économiques désireux de proposer des services complémentaires aux véhicules, qu’il s’agisse des assureurs, de nouvelles entreprises qui entendent proposer de nouvelles approches de la mobilité mais aussi des réparateurs», expose le document. Et de poursuivre : «Tous ces acteurs y voient une aubaine considérable pour leur activité, sans toutefois participer ni l’investissement ni à la prise de risques que génération de données suppose»…

LOM et régulation ex ante dans le viseur

On devine l'argument : nous payons et ce sont les autres qui vont en profiter. A travers quelques 52 pages, et sur la base de considérations tout autant économiques que juridiques, ce document s’attache donc à défendre les droits des constructeurs sur les datas face au futur accès aux données pertinentes des véhicules connectés.

Un accès prévu à travers les grands principes généraux édictés à l’article 32 de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM), dont les modalités seront à préciser dans une ordonnance qui doit être rédigée par le gouvernement dans les 12 mois suivant la promulgation de la loi avant d’être ratifiée par le Parlement ; mais surtout un accès plus important aux datas du véhicule que ce qui est d’ores et déjà prévu par la législation européenne. «L’objet de cette disposition […] est d’organiser un accès à un spectre plus large de données que celles prévues par le règlement européen, explique le rapport. Sont ainsi concernées non seulement des données de déplacement, mais également des données techniques et potentiellement sensibles pour la sécurité du véhicule, relatives au fonctionnement, à l’entretien ou à la réparation des véhicules.»

Il oppose aux futures conséquences de cet article de loi les droits des constructeurs : droit d’entreprendre, droit au secret des affaires, droit de la propriété intellectuelle. Dont certains, comme le principe de liberté de commerce et d’industrie, sont inscrits dans la Constitution…

Le rapport dénonce clairement l’approche de régulation ex ante du gouvernement. Schématiquement, ce terme juridique signifie que le législateur entend imposer un cadre pour une situation qui n’est pas encore arrivée. Et le document met en avant les risques que ce type de régulation pourrait engendrer : les constructeurs, n’étant plus libres de commercialiser librement les datas, fruits de leurs investissements, pourraient à l’avenir baisser ces derniers s’ils se voient dans l’incapacité d’obtenir un juste retour sur investissement.

Libéralisme bien ordonné…

Le droit de la concurrence actuel doit rester le garde-fou privilégié du marché et le législateur ne doit intervenir que lorsque cela est nécessaire, plaide le document. Car selon ce rapport concocté par Deloitte et Fréget et Associés, imposer une ouverture du marché par une régulation ex ante risque d’engendrer des effets contre-productifs. «Restreindre la liberté des acteurs de produire des biens ou des services et de choisir leur(s) partenaire(s) commerciaux emporte plus d’effets pervers que de gains», explique-t-il.

Et de préciser en effet que cela prédétermine l’issue des discussions entre les parties prenantes en accordant à l’un des acteurs (le fournisseur) une position plus avantageuse et donc en favorisant les solutions qu’il veut promouvoir au détriment de celles de son partenaire (en l’occurrence le constructeur). Ce dernier est, il est vrai, habitué le plus souvent à rester du bon côté du manche lors des négociations avec ses fournisseurs…

Toujours est-il que ce déséquilibre pourrait amener les constructeurs à réduire leurs investissements, affaiblissant d’autant la quantité et la qualité des données générées, et affaiblissant donc l’innovation dans le secteur. Entendre ici : pour que les véhicules soient sûrs, que l’innovation perdure dans les services qui leur sont associés, et que le monde de l’entretien-réparation puisse en aval bénéficier de datas fiables (mais à des coûts fixés par le constructeurs et non encadrés), il est capital de préserver les investissements des constructeurs et leur liberté de les contrôler.

Par ailleurs, la future ordonnance pourrait engendrer une distorsion de concurrence, poursuit l'étude. D’abord, parce que seuls les constructeurs sont visés dans l’article 32 de la LOM quand les véhicules actuels représentent des écosystèmes au sein desquels gravitent quantité d’autre acteurs (fournisseurs de services digitaux type GAFAM) qui produisent eux aussi de la data.

Dès lors, les constructeurs seront dans l’obligation de fournir leurs données à tout tiers selon un prix encadré lorsque les autres acteurs pourront librement décider d’ouvrir ou non un accès aux leurs. D’autre part, les constructeurs français pourraient subir un désavantage concurrentiel du fait de cette législation, plus contraignante et ce, sur leur marché domestique. «A niveau d’innovation donné, la distorsion du partage de valeur ajoutée en faveur des fournisseurs de service privera les constructeurs français de ressources dont pourront bénéficier les constructeurs internationaux qui valoriseront mieux leurs données sur les autres marchés», en déduit le rapport.

Libéralisme bien ordonné commence par soi-même. Si «le laissez faire-laissez passer» prôné dans le rapport doit visiblement s’appliquer aux constructeurs d’automobiles en matière de données, la logique semble moins vraie pour les autres : quid des équipementiers, eux aussi à l’origine de systèmes de connectivité équipant les véhicules des constructeurs ? quid également des automobilistes, qui pourraient eux aussi revendiquer la propriété des datas de leur véhicule (voir à ce titre l’encadré sous cet article) ?

MRA évincés, équipementiers (presque) oubliés

Marteler que les datas devraient rester la propriété des seuls constructeurs d’automobiles, n'est-ce pas oublier un peu vite la jurisprudence européenne en matière d’accès aux données techniques des véhicules ? Depuis les années 2000 en effet, plus d'un constructeur s’est fait poursuivre devant la Commission par les organisations professionnelles de l’aval de la filière et représentant les intérêts de la rechange indépendante. Il a souvent fallu se retrousser les manches pour obtenir, souvent après de longs mois d’arguties juridiques -et parfois avec de fortes amendes à la clé-, le droit à un accès plein et entier aux données techniques des constructeurs, seul garant pour permettre à un réparateur indépendant d’intervenir sur leurs véhicules. Un accès pourtant présent dans le règlement d’exemption européen !

D’ailleurs, les réparateurs indépendants n’ont ici tout simplement pas voix au chapitre : c’est en faisant référence aux «grippages» du marché quant à l’accès aux données technique que le rapport explique comment le législateur, imposant une prise OBD sur les véhicules, avait réglé le problème… C’est oublier là encore un peu vite les trésors d’ingéniosité que doit actuellement déployer la filière indépendante pour dénicher les informations techniques permettant la reprogrammation des multiples calculateurs qui foisonnent sur les véhicules modernes…

Assez curieusement aussi, ce rapport ne fait que très (trop ?) rarement mention des équipementiers : 5 fois en 52 pages, abstraction faite du terme «partenaires», mais qui concerne tout autant un équipementier qu’un prestataire de services. Or, ce sont pourtant eux qui concourent aujourd’hui à plus de 80% à la valeur d’un véhicule ! Les constructeurs sont progressivement devenus des assembleurs. Ce sont les équipementiers qui amènent de la valeur ajoutée au véhicule ; eux aussi qui consentent, à l’instar des constructeurs, à de lourds investissements pour faire avancer le véhicule connecté vers le véhicule autonome.

Transmis à la FIEV, que nous ne manquerons pas de contacter pour connaitre sa position sur le sujet…

 

Pour les constructeurs, la bataille des datas n’est pas gagnée...

Quand bien même les constructeurs parviendraient-ils à obtenir l’oreille du gouvernement sur ce dossier lors de la rédaction de l’ordonnance, ils ne seraient pas au bout de leur peine pour autant. Car une intéressante étude de l’Automobile Club Association (ACA), dévoilée fin février, s’est penchée justement sur la vision du consommateur sur le véhicule connecté. Et, par extension, des datas générées par ce dernier. Après 6 mois d’enquête réalisée auprès de plus de 1 000 citoyens interrogés sur le sujet, l’ACA a dévoilé quelques chiffres intéressants et vient remettre en perspective le débat sur la notion de propriété des données.

Ainsi, parmi les personnes sondées, seuls 18,6% sont prêts à accepter l’idée que le constructeur puisse imposer à l’usager du véhicule l’envoi automatique des données du véhicule autonome. En creux, cela signifie qu’une grande majorité entend garder la main sur les données du véhicule ; d’ailleurs, 57,5% ne sont pas favorables à la transmission des données liées à la géolocalisation…

Quant aux destinataires des données en question, 97,4% estiment que ce doit être le propriétaire du véhicule et 83,1% l’entreprise lorsqu’il s’agit d’un véhicule de société. Un peu plus loin vient le constructeur (68,3%), talonné par… le réparateur (63,7)% !

En matière d’entretien justement, ils ont été 50,7% à déclarer que l’usager ou le propriétaire du véhicule doit être tenu informé de l’état du véhicule. A ce titre, 94,3% acceptent que le véhicule collecte et transmette des informations si des anomalies ou un dysfonctionnement sont repérés sur les pièces. Assez logiquement aussi, ils sont 94,8% à accepter que le véhicule transmette ses datas en cas de danger pour l’usager du véhicule ou pour autrui.

Point intéressant : si la majorité souhaite en effet connaître l’état du véhicule, elle considère toutefois que l’entretien doit provenir d’une initiative humaine plutôt que de laisser le véhicule programmer lui-même une visite de contrôle. Le cas échéant, les sondés sont alors plus enclins à se rendre chez leur réparateur (48,6%) que chez le constructeur (45,2%)…

Jérémie Morvan
Partager sur

Inscrivez-vous gratuitement à nos newsletters

S'inscrire